mercredi 22 janvier 2020

VII. Les expérimentations 2018-2019 sur la culture des morilles

Cet article aborde ma campagne expérimentale 2018-2019 de culture des morilles.

Les tentatives de culture maîtrisée des morilles commencent donc en août 2018. Après une bibliographie sommaire (j’ai presque terminé à ce moment la bibliographie ancienne et j’attaque la méthode chinoise, que je n'ai pas encore bien compris, pour situer), je commence par tenter d’isoler du mycélium de morilles. Je rassemble d’abord le matériel nécessaire : boîtes de pétri en verre (héritées d'un passé de microbiologiste acharné), bec Bunsen (idem), agar-agar (supermarché asiatique), jus de pomme (premier prix), sauce de soja (supermarché asiatique), bocaux à vis de récupération, cocotte minute, cendre de bois, balance de cuisine, papier pH (internet) et blé à poules (beaucoup moins cher que le seigle au détail). Me voilà paré pour l'aventure pour moins de 20 euros. J’ai choisi de ne pas utiliser le milieu PDA (potato dextrose agar) à cette époque pour l’isolement car cuire et manger des patates en pleine canicule, bof. De toute façon le mycélium de morille pousse sur à peu près tout comme nous le verrons.

La fabrication du milieu de culture maison a consisté à diluer du jus de pomme à 50% (afin de descendre la concentration totale en sucres vers 50 g/L, ce qui fait à la louche 10 g/L de glucose, comme le milieu PDA), ajouter de la cendre de bois jusqu’à obtenir un pH autour de 7 (on part de 4, il en faut vraiment peu), ajouter 15-20 g/L d’agar-agar, 10 mL/L de sauce de soja (pour les acides aminés et tout le reste), et enfin faire mijoter ce brouet infâme (l’odeur est peu engageante) jusqu’à clarification complète (10 minutes). On peut filtrer sommairement avant de mettre l'agar-agar et de cuire afin que le milieu soit transparent à la fin. Sans neutralisation, l’agar-agar ne gélifie plus après stérilisation (expérience personnelle), probablement à cause d’une hydrolyse en milieu acide. Le milieu est ensuite versé dans des boîtes de pétri ou des petits bocaux à vis (couvercles non vissés). Les boîtes sont stérilisées au moins 60 minutes à la cocotte minute (120°C) dans un panier (j’ai testé 20 minutes, ce n’est pas assez pour inhiber les spores type aspergillus) puis l’ensemble est laissé à refroidir dans la cocotte une nuit entière dans une pièce au calme pour éviter de re-contaminer l’intérieur de la cocotte. Le tout est sorti avec précaution puis stocké dans un endroit calme. On laisse reposer sans rien toucher tant que de la condensation est visible sur la face interne du couvercle des boîtes de pétri (sinon risque de contamination à la moindre manipulation). Alternativement le jus de pomme dilué peut être remplacé par une solution de farine de blé à 30-60 g/L mais le milieu devient blanc opaque (gélose à la farine). Les microbiologistes de métier reconnaîtront un authentique travail de cochon réalisé dans les règles de l'art.

L’isolement de mycélium de morille a été tenté sur une dizaine de boîtes de pétri (manipulation stérile sous bec bunsen), avec des petits fragments de pieds et de chapeaux de morilles séchées issues du jardin (souche locale 2017-2018). Seul un morceau de pied a donné naissance à un mycélium non contaminé dans mon cas mais globalement tout fonctionne. Le mycélium est très polymorphe sur chapeau (normal, plein de spores). J'ai choisi celui dont la croissance était la plus rapide, ne connaissant pas à l’époque de critères de sélection pour obtenir un bon mycélium (voir le prochain article). Le mien est resté faiblement pigmenté (crème) et n’a pas formé initialement de sclérotes évidents sur gélose aux pommes (juste des pelotes millimétriques sur quartiers de pommes). L’odeur du mycélium est agréable. L’aspect est très différent d’une moisissure quelconque : on ne repère aucun organe conidiogène en boîte de pétri même après plusieurs semaines. Si la couleur est autre que blanc crème ou rousse et que des conidies pigmentées se forment rapidement -> poubelle (enfin compost, on est écocitoyens dans le Grésivaudan). 

Ce mycélium pur a ensuite été repiqué et amplifié dans des bocaux de blé stérilisé. Pour leur fabrication, du blé a été mis à tremper 24 heures dans un seau d’eau du robinet additionné d’une poignée de cendre de bois (pH final non vérifié), soigneusement égoutté puis mis en bocaux (couvercle posé et non vissé, sinon gare aux explosions dans la cocotte en cas de manque d'eau, j'ai testé...) et stérilisé au moins 60 minutes à la cocotte minute. Comme pour les boîtes de pétri, le tout est laissé à refroidir une nuit dans une pièce sans courants d’air. L’inoculation est réalisée de manière stérile sous bec Bunsen avec des petits morceaux (5*5 mm) de gélose découpés dans les boites de pétri à l'aide scalpel passé à la flamme (au rouge) entre chaque manipulation. On découpe dans ce cas des morceaux plutôt à la périphérie du mycélium, là où il est le plus pur et en pleine croissance. Alternativement le blé peut être mis à tremper dans de l’eau du robinet et du plâtre ajouté (une grosse cuillère à soupe pour un seau) après égouttage et avant mise en bocaux. J’ai testé les deux et ça marche aussi bien. Rajouter une source de calcium améliore bien la tenue des grains à la cuisson. Un bon égouttage permet d’éviter que de l’eau ne se dépose en fond de bocal et ne fasse éclater les grains de blé lors de la stérilisation, formant un gel difficile à coloniser pour le mycélium mais très facile à coloniser pour le peu de contaminants bactériens restants (essentiellement des bacilles thermophiles, il en reste toujours même après 60 minutes à 120°C).

J’ai essayé plusieurs milieux stériles d'amplification : épluchures de pommes de terre, pommes avec peau en quartiers, compote industrielle, riz, riz + terre, blé + terre, cartons humides, feuilles d’arbre, paille, paille + amidon, pain humide, couscous et enfin mélange bio chelou de graines à germer (dont même les oiseaux ne veulent pas tant l'odeur est infecte). Tout fonctionne plus ou moins bien. Les moins efficaces ont été les pommes en quartier, compote et épluchures de pommes de terre (paradoxalement, car ces supports de culture s’acidifient en fait très vite). Les meilleurs ont été le blé pur, le riz pur et le mélange riz + terre. Le mélange source de carbone + terre est cependant quasi impossible à stériliser à cause des organismes thermophiles naturellement présents dans le sol. La seule parade est de stériliser deux fois à 24 heures d'intervalle pour laisser le temps aux spores thermophiles résiduelles de germer entre les deux stérilisations. Donc le blé pur trempé 24 heures + source de calcium fonctionne parfaitement. On peut y ajouter de la paille de chanvre broyée (type litière pour hamsters) pour alléger le mélange et l’assécher un peu avant stérilisation. Cela rend les bocaux plus faciles à coloniser et émietter après colonisation, mais peu importe, la production des sclérotes de morille in vitro a été massive sur blé, en particulier en octobre/novembre, en conditions de culture chaudes (>20°C) et dans l'obscurité totale. Ceci donne une assez bonne indication des conditions probablement idéales de formation des sclérotes de Morchella elata dans le sol sur ma station de culture : sol encore chaud de l'été en profondeur et humidifié par les premières pluies d'automne.

Pour l’inoculation du sol, j’ai essentiellement tenté la méthode chinoise, mais sans en comprendre les paramètres clefs. J’ai toujours inoculé dans ou sous la source de carbone, dans la terre (en avance sur la source de carbone dans ce cas) et j’ai focalisé mon attention sur la présence d’une bâche. J’ai en effet remarqué que la présence du mycélium est évidente sous une bâche (le "powdery mildew" devient très visible) et pas du tout à l’air libre, ce qui permet de suivre la colonisation. Or la couverture du sol passé la période de colonisation de la terre par le mycélium (2 semaines) a empêché le lessivage par les pluies, préalable obligatoire pour moi à la fructification. Sur une dizaine de mises en place je n’ai donc obtenu que deux lieux de fructification, situés en zone lessivée, sous couvert herbeux. Les pommes ont été chez moi le pire des substrats en terre : la décomposition est affreusement lente et difficile. La cellulose pure et le carton ont été de loin les meilleurs substrats.

Ce qui a marché : les deux lieux de fructifications réussies sont situés en bordure de papiers/cartons enterrés, dans deux endroits différents de l’année précédente (2017-2018). Dans un cas, le tout était à l’air libre, dans l’autre sous une bâche (mais la fructification a eu lieu hors de la bâche, en limite de zone lessivée). La couverture par une bâche ne sert à rien d’autre qu’à exacerber la présence de mycélium en surface. Je ne sais pas si le mycélium duquel sont issus les ascocarpes est celui que j’ai planté étant donné la possibilité de présence de spores sauvages dans le sol. En étant totalement honnête, il est tout à fait possible que des mycéliums sauvages soient à l'origine des deux lieux de fructification. En effet, leur position, proche d'obstacles ou contre, et hors zone inoculée, peut correspondre à une capture à distance des cartons enterrés par des mycéliums sauvages situés dans la pelouse. Si le mycélium fructifiant était celui inoculé volontairement, il faut admettre qu'il possède une "plasticité" suffisante pour aller placer ses sclérotes en zone pauvre, malgré un point d'inoculation contre la source de carbone. Quoi qu’il en soit, cela confirme que les fructifications n'ont lieu qu'en milieu fortement lessivé par les pluies et à faible distance des sources de carbone (quelques dizaines de cm tout au plus).

La présence de la forme conidienne de la morille (Costantinella cristata Matruchot ou « powdery mildew ») a été exacerbée dans mes cultures en conditions abritées de la pluie, hors gel, sombres et sur une période allant de novembre à février, de manière transitoire (en gros tant que le mycélium de morille est en pleine croissance dans ces conditions). Dans le cas des fructifications autour de cartons enterrés à l’air libre, la fructification n’a été précédée que de très faibles traces de forme conidienne. La forme conidienne de la morille n’est donc abondante transitoirement qu'en conditions abritées et sa quantité n’est pas corrélée à la fructification, confirmant des sources chinoises. Cette forme conidienne disparaît à la moindre pluie.

Il reste une inconnue pour moi. Je me demande si l'abondance de forme conidienne de morille ne serait pas liée au fait que le mycélium qui produit des conidies est monocaryotique (donc pas bon signe). C'est le cas pour tous les ascomycètes et je ne vois pas en quoi la morille ferait exception. La bibliographie, hormis Volk, est très élusive sur ce point. Bon, la question reste ouverte faute de billes.

Après fructification, j’ai remué à la pelle un des tas de papiers/cartons enterré : il restait encore beaucoup de matière organique non consommée. La présence de carbone distant n’est donc pas nécessairement un inhibiteur de fructification des morilles du moment que cette dernière peut se produire dans une zone bien lessivée, même proche. Ceci confirme les observations sur la culture des morilles en Chine où enlever ou pas les ENB ne change pas le rendement de la méthode (tout flux de carbone cesse après 75 jours). Mon avis est que le mycélium n’épuise rapidement que les sources de carbone les plus simples (un seul type de cellulose présent dans le papier/carton ou uniquement l’amidon par exemple) et laisse une grande partie du reste. D’où les rendements de culture (masse des morilles / masse des intrants) assez bas observés en général.

Ce qui n’a pas marché : l’inoculation simple du sol n’a rien donné (résultat cohérent avec les sources chinoises) et l’inoculation recouverte par la source de carbone puis par une bâche a donné des sclérotes et/ou des proto-morilles, mais juste sous la bâche, à l'endroit le plus chaud et humide, et pas dans le sol. La production de "powdery mildew" a été dans ce cas très abondante. La bâche a donc non seulement empêché le lessivage, mais également leurré le mycélium qui a formé des sclérotes au mauvais endroit (hors du sol) et une abondance de forme conidienne. Une fois la bâche enlevée en mars, tout a séché sous le vent du nord. Après relecture plus attentive des sources chinoises, je confirme donc que la couverture du sol en Chine (film plastique) n'a pour but que de maintenir des conditions chaudes et humides pendant la colonisation du sol par le mycélium. Après ajout de la source de carbone, ce film ne sert plus à rien d'après moi.

A mon avis le mycélium isolé n’était pas non plus terrible. La souche n’a montré aucun signe de brunissement, qui est couramment associé au pouvoir reproductif du mycélium. La souche a dégénéré progressivement in vitro (croissance presque nulle à 15°C in fine en avril) à partir de début mars (correspondant au quatrième repiquage, et à peu près à 1 mètre de croissance linéaire), confirmant diverses sources. Autre fait intéressant, si la production de sclérotes in vitro a été maximale en milieu d'automne, ceux-ci ont dégénéré en exsudats oranges autour de cette période clef. Le mycélium isolé correspond assez bien au phénotype "cotonneux à formation de sclérotes tardifs-isolés" décrit par Buscot et/ou à la description d'une souche monosporale par Sehgal. Ma conclusion est que le mycélium isolé était probablement monosporal et donc probablement monocaryotique, bien qu'issu d'un fragment de pieds de morille séchée (stocké dans un plein bocal de morilles séchées, ceci explique cela). Les morilles obtenues contenaient en tout cas des spores, ce qui indique que le mycélium a probablement  rencontré un autre copain mycélium en chemin ou que mon hypothèse est erronée.

Conclusions : Le lessivage du sol est fondamental et le papier/carton enfoui (sous terre ou sous des feuilles) à l’air libre semble être le meilleur substrat avec ou sans inoculation préalable. La présence de la forme conidienne de la morille n’est pas un critère de réussite mais simplement le marqueur de conditions localement sombres, non saturées d’humidité et pas trop froides. L’inoculation directe dans la source de carbone sans lessivage ne donne pas de résultat autre qu’une profusion de mycélium et de "powdery mildew". L’absence de vagues de froid durant l’hiver 2018-2019 a certainement été un critère défavorable (que la mise sous bâche noire a d’ailleurs probablement exacerbé). Planter au bord de la source de carbone (là où auront lieu de fait les fructifications) fin septembre / début octobre puis laisser faire les éléments (oublier) en espérant un hiver glacial et pluvieux semble être une meilleure méthode, que je suivrai l’année d’après. Un soin particulier doit être mis dans l'isolement d'une souche vigoureuse, prostrée, roussissant facilement et formant rapidement des sclérotes.

Donc l’utilisation d’une souche douteuse et d’une recette douteuse a quand même donné une quinzaine de morilles sur deux lieux d’inoculation présentant des points communs (cartons enterrés et lessivage par les pluies). J’ai eu fait de plus mauvaises récoltes dans la nature. Mais en comptant le prix des consommables, de l’énergie et de mon temps, il restait largement plus rentable d’aller me payer directement un bon gueuleton de morilles chinoises en ville, vin compris. Mais c'est pas aussi amusant (oui, on s'amuse comme on peut à la campagne).

Pour le roman photo et les détails, c’est par là : Les expérimentations 2018-2019 sur la culture des morilles


Morchella elata de culture obtenue au printemps 2019 sur papier de pure cellulose enterré à l'automne 2018. Crédit : Raphaël BOICHOT

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